Lettre d’un travailleur social en CHSLD

Il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont la crise actuelle est gérée et vécue. Les analyses viendront. Une chose est sûre : peu étaient prêts, et les milieux d'hébergement, négligés depuis des années, l'étaient encore moins. À ce sujet, voici une lettre envoyée à nos ministres le 2020-04-15...


Bonjour Monsieur le premier ministre François Legault, Madame la ministre responsable des aîné-e-s et des proches aidant-e-s Marguerite Blais, Madame la ministre de la santé et des services sociaux Danielle McCann,

Je vous écris en tant que citoyen sensible à la situation des personnes âgées, mais également comme travailleur social en CHSLD. La situation des aîné-e-s me touche particulièrement, tout comme elle touche la majorité de mes collègues qui choisissent de continuer à travailler dans ce domaine malgré les difficultés rencontrées au quotidien.

Je ne vous apprendrai rien, la situation de nos aîné-e-s, particulièrement celles et ceux habitant en CHSLD, est préoccupante. Elle attire tristement l’attention depuis plusieurs jours en raison du coronavirus, et de certaines situations particulièrement déplorables comme celle du CHSLD Herron. Celle-ci est évidemment horrible et mérite investigation, mais elle n’est en quelque sorte que la pointe de l’iceberg, c’est-à-dire le symptôme d’un problème beaucoup plus profond et répandu dans le réseau qui, je l’espère, sera également abordé. Comme vous le disiez vous-même le 11 avril dernier, « ce n’est pas acceptable, la façon dont on traite nos aîné-e-s au Québec ». De plus, s’il est vrai que nos valeurs dictent les mesures actuelles, il serait intéressant que nous nous souciions de toutes et tous, pas seulement en temps de pandémie.

Nonobstant, la crise actuelle met en lumière tout le spectre qui existe entre le soin et la négligence. La situation que nous vivons nous renseigne quant au soin que nous avons accordé à différentes sphères de nos vies, à tous les niveaux, que ce soit individuel, familial, relationnel, social, environnemental, économique, agro-alimentaire, etc. Il en est de même pour nos aîné-e-s. Les problèmes ne datent pas d’hier. D’ailleurs, que reste-t-il de l’acronyme CHSLD, « centre d’hébergement de soins de longue durée »?

Les mesures néolibérales des dernières années (voire décennies) ont transformé le portrait des CHSLD. Évidemment, la majorité des personnes souhaitent demeurer chez elles le plus longtemps possible et les volontés politiques vont dans le sens du maintien/soutien à domicile. Par contre, le programme SAPA n’a pas reçu les moyens de répondre aux besoins ce qui a, d’un côté, épuisé les proches aidant-e-s et, de l’autre, contribué à la privatisation de l’offre de services. Malgré les volontés, certaines personnes doivent trouver un milieu de vie substitut en raison d’incapacités physiques et/ou cognitives requérant de l’aide dans les activités de la vie quotidienne et domestique (AVQ et AVD) et des soins d’hygiène et de santé, lorsque cette aide et ces soins ne peuvent plus être dispensés à la maison. Le choix du nouveau milieu de vie est influencé par plusieurs facteurs et politique sociales et, malheureusement pour plusieurs, en est un de non-choix dicté par divers phénomènes d’exclusion, par exemple l’absence du réseau social ou la situation socio-économique qui ne permettra pas l’accès à des services privés sans s’endetter. Les Orientations ministérielles exprimant une volonté de maintenir un taux d’institutionnalisation des personnes âgées en dessous de 3,5%, ceci a également favorisé la privatisation, manifestée par la prédominance actuelle des résidences privées. En parallèle, les critères d’admission en CHSLD se resserrent constamment et les lits sont désormais réservés à des « profils lourds », nécessitant plus de 3h de soins par jour (et souvent refusés en privé). Ainsi, les CHSLD hébergent principalement des personnes âgées en grande perte d'autonomie, ayant une situation socio-économique précaire et un réseau social limité. De plus, les résident-e-s (d'ailleurs majoritairement des femmes) ne vivent plus en CHSLD des années, et les soins de longue durée se rapprochent de plus en plus des soins palliatifs.
Et c’est sans parler des besoins psychosociaux non comblés (et exacerbés en ces temps de crise) dans ces milieux de vie qui ne sont pas un « chez soi » : isolement, solitude, ennui, peu de relations significatives, perte de sens et manque de sentiment de contribution ne sont que quelques exemples de difficultés nommées par les résident-e-s – et que les loisirs, aussi intéressants soient-ils, ne peuvent palier seuls dans leur forme actuelle… ni le financement de l’embellissement des CHSLD (annoncé avant la crise), même si important. Il s’agirait de transformer l’ensemble des façons de faire, et force est de constater que l’approche milieu de vie promue depuis 2003 tarde à s’actualiser. D’ailleurs, à cet effet, je vous recommande la lecture de mon essai de maîtrise, où je me suis penché sur la question des besoins psychosociaux des résident-e-s en CHSLD (voir pièce-jointe).

Donc, je le redemande, que reste-t-il de l’acronyme CHSLD, « centre d’hébergement de soins de longue durée »? D’un côté, il faudrait être en mesure d’y offrir un accès démocratique et des soins adéquats et, de l’autre, permettre que la résidence soit un milieu de vie. Pour y arriver, un réinvestissement massif est évidemment nécessaire. Il manque effectivement de ressources matérielles et humaines. Même en temps normal, il y a un déficit de personnel sur les unités et les employé-e-s sont débordé-e-s, en plus d’être pris-e-s dans des structures qui se sont complexifiées, les tâches connexes et la reddition de comptes en termes quantitatifs. Dans les conditions actuelles, chacun-e fait de son mieux. Transformer les CHSLD, d'un « milieu de soins » à un « milieu de vie », passera nécessairement par prendre soin des aidant-e-s, du personnel et de leurs conditions de travail.
Prenons le cas des travailleurs sociaux, qui m'est davantage familier, où il n’est pas rare d’avoir un caseload de plus de 200 résident-e-s et un travail de plus en plus lourd administrativement et éloigné du terrain. Ma propre situation me décourage : je travaille à temps partiel sur 3 unités dites « spécifiques » parce qu’elles accueillent des personnes ayant des troubles de comportement de différentes natures ne fonctionnant pas en unité régulière, avec une mission de réadaptation et une volonté que l’hébergement y soit transitoire. Comment se fait-il que le service social n’y soit donc pas une priorité? Comment se fait-il qu’on n’attribue à mon poste qu’à peine une journée/semaine par unité? Comment un travail d’équipe, un soutien aux familles et un véritable suivi psychosocial aux résident-e-s peuvent-ils être offerts dans ces conditions? Comment pouvons-nous exercer notre travail dans un contexte où les autres ressources sont également manquantes (ex : il existe malheureusement peu d’autres types d’hébergement où nos résident-e-s des unités spécifiques peuvent être relocalisé-e-s)?...

Ainsi, un investissement est nécessaire. Cependant, il est évident que, s’il vient seul, l’investissement en ressources physiques et humaines restera insuffisant. Nous devons aussi prendre le temps, en parallèle, de changer la culture organisationnelle, d’avoir des structures à échelle humaine et des approches de gestion ré-incluant le qualitatif, de former le personnel à l’approche milieu de vie et aux réalités des résident-e-s, de valoriser les différentes professions et de promouvoir le véritable travail interdisciplinaire dans un souci de prendre soin de l’ensemble des besoins des résident-e-s.

Bref, j’espère que cette fois-ci les actions suivront les paroles… Ce n’est pas la première fois que la situation des CHSLD fait la une – d’ailleurs, où en est le recours collectif du Conseil pour la protection des malades? Il serait intéressant que nos aîné-e-s ne retombent pas dans l’oubli et que la prochaine manchette soit positive, présente des actions concrètes et alternatives et parle de « soins » au sens large de « prendre soin ». Nous sommes plusieurs actrices et acteurs du milieu travaillant au renouveau des pratiques (pas seulement en temps de COVID-19), mais nous ne pouvons le faire seuls : le dialogue est ouvert!

Au plaisir de contribuer ensemble à la résilience de notre réseau qui, n’oublions pas, sera grandement sollicité dans les prochaines années notamment en raison du vieillissement de la population,

Pierre-Vincent Breault-Ruel,
Travailleur social aux unités spécifiques des CHSLD Jeanne-Le Ber et Rousselot

Copie-conforme: Gabriel Nadeau-Dubois, député de ma circonscription (Gouin); Guylaine Ouimette, présidente de l'OTSTCFQ
Pièce-jointe: Essai de maîtrise en travail social, Exploration des effets psychosociaux d'une intervention basée sur l'horti-thérapie en CHSLD